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La délation, un héritage qui ankylose l'État par El Wely Sidi Heiba

Samedi 27 Décembre 2025 - 17:50

Pour comprendre la genèse de l'État mauritanien, il faut remonter à sa source paradoxale : un État moderne créé par un colonisateur qui, face à la complexité et à la résistance des structures tribales et stratifiées qu'il rencontrait, a finalement renoncé à les transformer. Il a ainsi institué, non pas un État-nation, mais un État-tampon, dont la fonction première était de garantir le contrôle à moindre coût, en externalisant l'exercice de l'autorité à des structures précoloniales.
 

La France, puissance coloniale, a tracé des frontières et érigé une administration, mais elle s'est heurtée à un « non-État » puissant – un espace social organisé par des loyautés lignagères, des hiérarchies statutaires (comme l'ordre des castes et l'esclavage) et des codes d'honneur qui lui étaient largement opaques. Plutôt que de persévérer dans le projet coûteux et risqué de construire un État-nation unifié fondé sur les préceptes de la citoyenneté individuelle et de l'égalité devant la loi, l'administration coloniale a préféré, par pragmatisme, préserver ses intérêts stratégiques et économiques. Elle a choisi la voie du compromis et du contrôle indirect.

A cet effet :
· Elle s'est appuyée sur des intermédiaires tribaux (chefs, notables) qu'elle a cooptés, consolidant ainsi leur autorité en échange de leur loyauté et du maintien de l'ordre.
· Elle a administré en s'adaptant aux divisions existantes, gérant les « tribus » comme des catégories administratives, et non en les dissolvant dans un corps citoyen.
· Elle a institutionnalisé la délation comme outil de renseignement, encourageant les rapports et les délations pour surveiller ces sociétés complexes sans chercher à en comprendre davantage les codes internes.
 

Ainsi, l'État « moderne » importé en Mauritanie est né d'un renoncement fondateur. Il était, dès l'origine, un simulacre : un cadre juridique et administratif vide, greffé sur un corps social qui continuait à vivre selon des logiques radicalement différentes. L'indépendance en 1960 n'a pas hérité d'un État-nation, mais de ce paradoxe. Les élites indépendantistes n'ont donc pas pris possession d'un projet politique à accomplir, mais d'un appareil de contrôle à perpétuer. Leur défi fut moins de bâtir une nation que de gérer un héritage schizophrène : une coquille institutionnelle légitimée à l'extérieur, et un tissu social non-étatique, fragmenté et inégalitaire à l'intérieur.
 

C'est dans ce vide de souveraineté sociale et cette continuité des logiques de contrôle qu’un réseau de délation a émergé comme technologie de pouvoir essentielle. Sa subtilité et sa résilience ont ensuite tenu à sa capacité à fédérer, après l'indépendance, les nouveaux acteurs du pouvoir - les élites civiles et militaires qui suivirent - sous une bannière idéologique commune, réutilisant et perfectionnant l'outil laissé par le colonisateur.

L'alliance des héritiers : une coalition postcoloniale structurée par l'héritage colonial

L'État naissant s'est appuyé sur une coalition rassemblant :
· Les cadres civils issus de l'enseignement moderne, héritiers du cadre administratif colonial mais porteurs d'un discours modernisateur autonomisé.
· Les officiers militaires, nouveaux garants institutionnels de la souveraineté et de la stabilité face aux fragilités héritées.

Ces groupes étaient les produits institutionnels et les bénéficiaires directs du système colonial. Leur "modernisme" n'était pas une alternative au système tribal, mais souvent une nouvelle caste administrative qui a appris à jouer sur les deux tableaux : la rhétorique de l'État moderne et la manipulation des loyautés traditionnelles pour asseoir son pouvoir. Malgré leurs différences, ces groupes se sont retrouvés autour d'un vocabulaire unificateur emprunté à la modernité politique : construction nationale, défense de l'unité, progrès démocratique. Ce langage, nécessaire à la légitimité internationale, a servi de couverture sublime à la perpétuation des pratiques de contrôle héritées.

La délation, ciment de l'alliance et héritage perfectionné

Sous le couvert de ces grandes idéologies, la délation est devenue le ciment opérationnel de cette alliance postcoloniale qui a permis :
· Une circulation stratégique de l'information entre services civils (administration, partis) et organes militaires ou de sécurité, créant une interdépendance fonctionnelle qui reproduisait, en la formalisant, la logique du renseignement colonial.
· Une délégitimation concertée des oppositions, désormais étiquetées par le nouveau lexique du pouvoir comme antipatriotiques, diviseuses ou menaces à la sécurité nationale.
· Un partage des bénéfices du pouvoir dans la continuité du pacte colonial : la collaboration dans la surveillance a assuré une redistribution des positions et des ressources entre les deux sphères, consolidant un establishment commun adossé à la fois à la légalité formelle de l'État et aux loyautés réelles du tissu social.
 

La captation des idéaux pour légitimer l'hybridité
Le système a ainsi opéré une captation profonde des grands récits mobilisateurs pour masquer sa nature hybride :
· Le nationalisme a été invoqué pour justifier la surveillance des éléments suspectés de régionalisme ou de tribalisme, tout en pratiquant en coulisses le clientélisme lignager dont l'État était le produit et non le fossoyeur.
· La démocratie a été brandie comme un objectif formel, tandis que l'espace politique était verrouillé par la peur de la dénonciation, héritage direct du contrôle indirect.
· Le patriotisme est devenu un instrument d'accusation permanent, transformant tout désaccord en une potentielle trahison envers un État dont les fondements citoyens n'avaient jamais été posés.

Cette instrumentalisation a stérilisé le débat public et rendu impossible l'émergence d'une critique constructive, susceptible d'être immédiatement étouffée par le réseau.

Ainsi, le système mauritanien de délation n'est pas une anomalie, mais le pilier d'un État mimétique, né du renoncement colonial à forger un corps politique unifié. Il est devenu, en logique conséquence, le pilier fonctionnel d'un État né d'un renoncement colonial. Sa force réside dans son hybridité même : il perpétue sous de nouveaux habits (l'alliance civile-militaire, le discours national-démocratique) la technologie de pouvoir du contrôle indirect que le colonisateur avait mise en place par pragmatisme.

Toute perspective de refondation exige donc de regarder en face cette généalogie. Il ne s'agit pas seulement de réformer des institutions, mais d'affronter le vide originel – l'absence de fondation commune basée sur la citoyenneté individuelle et égalitaire. Cela implique de désamorcer les mécanismes de loyautés parallèles et de créer, dans les faits, un espace public où la citoyenneté prévaut sur toute autre appartenance. Cela implique un démantèlement conscient de ce pacte invisible qui, du colonisateur aux élites postcoloniales aux héritiers en vogue, a toujours préféré la gestion pragmatique des fragmentations à la construction risquée d'un véritable corps politique unifié. La tâche est de commencer, enfin, le travail de construction politique que la puissance coloniale a abandonné et que l'État indépendant a systématiquement esquivé au profit de la simple gestion.

El Wely Sidi Heiba

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