Renouer avec une habitude que les tracas du quotidien et le poids des années vous ont arrachée est une grâce qu’il convient d’attribuer, d’abord à Dieu – loué soit-Il – puis à celui qui vous en a offert le moyen.
Il y a une trentaine d’années, le simple titre d’un livre suffisait à m’absorber entièrement. La règle étant, que lorsque je l’ouvrais mes yeux ne s’en détachaient plus, avant d’en avoir connu le fin mot de l’histoire – sauf à des exceptions rares où l’on m’arrachait de force à mon passe-temps favori. J’en étais parfois réprimandé, pour être distrait au point de faillir à répondre à une question, ou pour avoir négligé quelque tâche domestique ordinairement confiée au benjamin de la famille, perdu que j’étais dans les méandres d’un classique littéraire.
La vue d’un titre, portant le nom d’un homme que je respecte profondément et admire sincèrement, a ressuscité en moi cette passion lointaine – à la nuance près que les remontrances faites à l’enfant d’hier ont laissé place à des remarques moins acerbes, et plus en conformité avec les affinités de l’homme adulte que je suis aujourd’hui et provenant de voix ayant pris le relais de celles d’outre-tombe.
Un parcours riche
Une demi-journée m’a suffi pour dévorer près de trois cents pages du livre « Mon devoir de servir, Mémoires d’Ousmane Mamoudou Kane », traduit par Yeslem Hamdane. Cette lecture m’a révélé que la première impression que j’ai eu de l’homme ne lui rendait guère justice, tant son parcours est riche, son ascension, méritée, et son engagement, remarquable. Fils de paysan, il s’est distingué dans les études, avant de briller dans les sociétés minières nationales, les institutions financières continentales, et d’accéder aux plus hautes fonctions administratives et politiques de notre pays.
Les réunions de cabinet me laissaient d’ordinaire froid, à ce titre que tout nouveau ministre en tient à son arrivée. Elles se limitent souvent, selon mon expérience de deux décennies dans l’administration, à des discours protocolaires de prise de contact. Et puis, disons-le franchement, la réputation du personnage – ou plutôt celle que certains lui avaient construite – n’inspirait guère confiance, surtout depuis qu’il avait été accusé de racisme. Cela dit, quelques voix discrètes évoquaient son souci constant d’améliorer les conditions des agents, quel que soit le poste qu’ils occupaient. C’est donc sans grand enthousiasme, mais avec prudence, que je m’étais préparé à cette réunion.
Ce fut une surprise. Les questions qu’il posait aux responsables présents vous révèlent immédiatement que l’homme n’est pas un novice. Armé d’une connaissance approfondie du fonctionnement administratif dans ses moindres détails, et une compréhension fine des dossiers, Il évolue dans tout nouveau milieu, comme s’il est chez-lui. Mais ce qui m’a le plus surpris fut sa vision du secteur de la communication que je dirige. Un domaine, faut-il le rappeler, souvent négligé au sein des ministères. Ses questions étaient d’une précision remarquable, à tel point que j’en suis venu à douter d’avoir sous-estimé son bagage : bien que connaissant sa biographie, j’ai cru un instant qu’il avait une formation en journalisme tant ses remarques trahissaient une expérience non seulement vécue, mais aussi réfléchie.
Départ inattendu
Les surprises se sont ensuite enchaînées, méritant chacune un article à part entière. La dernière en date fut son départ inattendu, que j’ai perçu comme un de ces malheurs qui s’abattent parfois sur ce pays, lorsque des talents nationaux sont écartés sans qu’on puisse avancer une seule raison valable.
Pour ne pas vous priver du plaisir de découvrir les trésors que recèle ce livre, je m’abstiendrai d’en dévoiler tous les détails. Il constitue une contribution précieuse à notre patrimoine intellectuel. C’est le genre d’ouvrage qui doit trôner au milieu de notre bibliothèque nationale, qui en manque cruellement. J’en ai tiré plusieurs enseignements, et non des moindres :
• L’éducation demeure le levier fondamental du développement national. Sans une réforme structurelle en profondeur, nous resterons prisonniers de l’immobilisme.
• L’injustice entre compatriotes ne saurait justifier le renoncement au devoir patriotique. L’auteur en apporte la preuve à plusieurs reprises. Ainsi, lorsqu’il se retrouva un temps au chômage, il se vit proposer un poste de directeur d’entreprise à Dakar. Mais à son arrivée, la condition sine qua non d’accéder au poste était de prendre la nationalité sénégalaise. Il refusa catégoriquement et rentra au pays.
Autre exemple : après avoir été licencié illégalement par la Banque Africaine de Développement, il aurait pu obtenir une indemnité conséquente en poursuivant l’institution en justice mais y renonça afin de préserver une relation constructive avec la BAD. Il fut comme il l’a voulu. Et cette relation aboutit plus tard à un financement record de 175 millions de dollars pour le projet "Guelb II", destiné à la modernisation de la SNIM – la plus importante opération de financement individuel jamais réalisée pour la Mauritanie.
Et un peu plutôt, alors qu’il travaillait à la société minière d’Akjoujt, il fit face à une injustice flagrante : à la suite d’un incendie d’un générateur sous sa responsabilité – alors qu’il se trouvait en mission à l’étranger – cela ne l’empêcha d’être le seul, du moins à sa connaissance, qui fut interrogé par le directeur régional de la sûreté d’Inchiri. Aucun des agents présents lors de l’incident ne fut convoqué.
Polémique artificielle
L’épreuve ne s’arrêta pas là : en 1989, son épouse faillit être expulsée au Sénégal. Le hasard – son absence du travail ce jour-là – l’en préserva in extremis. Son compte bancaire fut néanmoins gelé, et ce n’est qu’à la suite de l’intervention expresse du gouverneur de la Banque centrale, feu Ahmed Ould Zein, que le gel fut levé.
Je ne peux ici passer sous silence un témoignage touchant au sujet de son épouse, cette honorable dame. Un ami me confia lors de l’annonce de la nomination d’Ousmane Kane à la tête de notre ministère : « Cette femme m’a épuisé lorsqu’en tant que superviseur dans une entreprise de menuiserie, je devais attendre qu’elle finisse ses interminables prières, avant de commencer les travaux dans son domicile. »
• La question linguistique est, selon l’auteur, une polémique artificielle, destinée à freiner les capacités nationales et à nuire à l’unité du pays. Le consensus autour de la langue de la religion est acquis ; ce qui fait débat, c’est l’imposition d’une langue au nom d’une composante nationale. Il écrit textuellement : « Il est incompréhensible que l’on refuse d’enseigner l’arabe et de renforcer sa place dans notre système éducatif. C’est pourtant la langue par laquelle nos aïeux ont été instruits, grâce aux écoles coraniques. »
Il réitère cette position lorsqu’il évoque son étonnement face au coup d’État contre feu Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdallahi, au moment où celui-ci s’apprêtait à se rendre en Égypte pour améliorer son niveau d’arabe.
• Dans la vie professionnelle, la compétence ne suffit pas à garantir le succès. Il arrive que ceux qui sont censés incarner l’élite se révèlent être les pires ennemis de toute politique réformatrice, et aussi des efforts de leurs collègues. Cela m’amène à m’interroger, en tant que musulman: croyons-nous vraiment que la subsistance est entre les mains de Dieu, et que nul ne peut échapper à ce qui lui est destiné ?
Enfin, je ne saurais conclure sans rendre un vibrant hommage à notre éminent traducteur Yeslem Hamdane, pour la somptuosité de la langue dans laquelle il nous a restitué ce texte. Sa traduction m’a souvent poussé à consulter le dictionnaire, tant le vocabulaire employé – notamment les termes techniques – était riche et précis. Cela témoigne non seulement de sa grande maîtrise des deux langues, mais aussi de la capacité admirable de la nôtre à exprimer la connaissance scientifique, en dépit des accusations infondées d’inefficacité qu’on lui prête. À ce titre, je salue les efforts entrepris pour arabiser certaines disciplines scientifiques, et tout particulièrement l’armée nationale.
*NB : Cet article est traduit de l’arabe*
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