Le ministre des Affaires étrangères, de la Coopération africaine et des Mauritaniens de l’Extérieur, M. Mohamed Salem Ould Merzoug, a affirmé que la Mauritanie a participé, au sein d’un groupe de travail régional, à l’analyse et à l’échange de données relatives aux menaces sécuritaires émergentes en Afrique du Nord et dans les régions limitrophes, notamment le Sahel et l’Afrique de l’Ouest.
Le ministre a expliqué, lors de la présentation de ces analyses, dans le cadre de sa participation au Forum des Dialogues de la Méditerranée, ce vendredi, à Naples, que le processus d’étude et de révision a été mené avec la participation des agences de sécurité de plusieurs pays frères d’Afrique du Nord et d’Afrique de l’Ouest, dans le cadre d’une initiative dirigée par le ministère mauritanien des Affaires étrangères. Voici le texte de l’analyse présentée par M. le ministre :
“J’ai le plaisir de partager avec vous nos analyses, nos appréhensions et nos inquiétudes face aux menaces émergentes en Afrique du Nord, et les régions qui en constituent la continuité territoriale à savoir le Sahel et l’Afrique de l’Ouest. Nous avons partagé, testé une partie de nos analyses, dans un processus initié par mon pays, avec les agences de nos frères de l’Afrique du Nord mais aussi de l’Afrique de l’Ouest.
La mise en perspective des données factuelles et du croisement des analyses multifactorielles permet d’identifier les défis suivants :
1. Une transformation significative de la nature de la menace passant d’une nébuleuse de groupes idéologiques vers un écosystème hybride terrorisme-crime organisé
2. Une montée en puissance des groupes terroristes qui se traduit par une hybridation des méthodes de combat utilisés (méthode terroriste, couplée tantôt à des méthodes militaires de combat classique et tantôt à des méthodes de guérilla). Ce gain d’expériences inquiète particulièrement les responsables nationaux de sécurité.
3. Une convergence d’intérêt entre terrorisme-criminalité-banditisme qui génère, ce que cette nouvelle étude appelle désormais des « entreprises criminelles à façade religieuse »
4. Une autonomie financière croissante des groupes qui combinent plusieurs sources de financement(blanchiment, orpaillage, vol de bétail, vente de motos et de carburant, taxation des activités licites et illicites).
5. L’adoption de nouvelles technologies (drones armés, cryptomonnaies) et l’exploitation des flux migratoires qui compliquent le défi à relever.
Cette combinaison des savoir-faire des groupes terroristes et des acteurs du crime organisé par-delà les frontières nationales est une tendance lourde observées par les agences nationales de sécurité de la plupart des pays participant à ce groupe d’étude pilotée par le ministère des affaires étrangères de la Mauritanie.
Contexte et enjeux régionaux
L’espace sahélo-saharien traverse une période de transformation sécuritaire majeure, caractérisée par :
1) l’intensification de la menace terroriste et son expansion vers les pays côtiers frontaliers.
2) Cette détérioration s’accompagne d’un déplacement fréquent du centre de gravité des activités terroristes entre différents points des États du Sahel Central et entre les grands bassins transfrontaliers (bassin du lac Tchad, Triangle des trois frontières).
3) La menace semble s’étendre parfois, avec des incursions des groupes armés terroristes dans les États transfrontaliers comme le Bénin, le Togo, et la Côte-d’Ivoire.
La fragmentation de la coordination de la lutte contre le terrorisme qui en résulte, intervient alors que les groupes terroristes sont entrain de renforcer leurs réseaux transfrontaliers.
Pour ne rien arranger, le recours aux milices locales et aux mercenaires étrangers a contribué, à son tour, à exacerber la crise en communautarisant la tension sécuritaire.
En effet, la création de milices a engendré dans bien des cas, un détournement des armes par certains groupes pour régler des antagonismes communautaires précédant la menace terroriste. Plusieurs experts questionnent l’efficacité de cette approche de prévention et de lutte (formation de milices locales) au regard de ces conséquences sur le débordement de la violence.
En toile de fond, se pose évidemment l’exacerbation des vulnérabilités environnementales qui nourrit la compétition et les tensions entre communautés pour l’accès à des ressources de plus en plus limitées (eau, terres cultivables, pâturages, etc.). En cela, il n’y aurait de réponses complètes à la crise sans une réponse adéquate aux vulnérabilités communautaires posées par les changements climatiques.
Évolution des modes opératoires et sophistication tactique
La menace a connu une sophistication progressive passant d’incursions sporadiques à des stratégies d’implantation territoriale. Les modes opératoires varient selon les contextes : attaques ciblées, embuscades contre des convois logistiques, taxation des populations, menaces et assassinats ciblés d’autorités locales, isolement, désinformation.
Au Bénin, l’évolution séquentielle est particulièrement marquée : pose d’engins explosifs improvisés, embuscades contre les forces, attaques de commissariats frontaliers avec le Nigeria, puis ciblage des cantonnements militaires. Au Togo, la multiplication des incursions s’accompagne d’attaques de représailles contre les populations coopérant avec les forces, incluant pose d’enlèvements de bétails et destructions de récoltes.
Les cibles privilégiées incluent principalement les forces de sécurité, les institutions de l’État, mais aussi les populations civiles (collaborateurs des forces de l’ordre), les infrastructures économiques et les biens. Les impacts sur les communautés se traduisent par une stigmatisation accrue des populations peulhs, des déplacements massifs de populations, et des effets sur la cohésion sociale.
Dans chacun des cas, ce qui semble frapper les experts nationaux présents au séminaire, c’est la capacité des groupes terroristes à identifier presque avec exactitude les membres des communautés locales ayant collaboré avec les services nationaux de sécurité. Des représailles systématiques sont alors dirigées vers la personne, et/ou sa famille dans le but de décourager toute collaboration future avec les autorités.
Financement du terrorisme : autonomisation et sophistication
Mutation vers l’auto-financement : Les groupes terroristes régionaux ont développé une autonomie financière basée sur la diversification des sources : taxation des populations contrôlées, prélèvement de la zakat, taxes sur l’orpaillage, monopole du commerce de carburants et de motocyclettes, vol de bétail et plus-values sur revente de produits. Cette transformation fait évoluer les organisations vers des « entreprises criminelles à façade religieuse » avec compétences en gestion financière.
Émergence technologique : L’usage des cryptomonnaies se développe via un système de prête-noms (ouverture de comptes crypto contre faibles commissions) qui rend la traçabilité complexe. Un groupe de travail BCEAO analyse spécifiquement ce phénomène émergent. Le financement familial (combattants demandant de l’argent aux parents) et l’économie de troc « biens contre biens » dans les zones coupées du monde extérieur complètent ces nouveaux circuits.
Impact territorial : Cette emprise économique renforce le contrôle territorial : les populations deviennent économiquement dépendantes des groupes, qui assoient leur légitimité locale au-delà de la contrainte militaire. Certaines zones échappent totalement à la traçabilité financière, créant des espaces d’auto-alimentation terrorisme-criminalité.
Défis institutionnels : Malgré l’évolution réglementaire UEMOA (intégration des actifs virtuels, suspension de think tanks finançant des activités criminelles), les commissions bancaires font face à des défis structurels nécessitant une nouvelle organisation et une meilleure supervision.
Mutation des menaces et nouvelles modalités opérationnelles
L’analyse révèle une transformation qualitative des groupes terroristes qui exploitent désormais les identités ethniques et tribales pour justifier leurs projets politiques. Cette évolution confond dangereusement les revendications légitimes de certaines minorités avec les agendas terroristes extrémistes.
En Tunisie, le succès des opérations sécuritaires a contraint les organisations terroristes à modifier leurs modes opératoires, passant d’une activité visible vers un recours accru aux cellules dormantes et aux loups solitaires, orientés à distance via leurs branches médiatiques.
Au Sahel central, les groupes développent des stratégies de renforcement et d’expansion sophistiquées : prise momentanée de cantonnements militaires, occupation d’axes logistiques, contrôle des mouvements de personnes et prélèvement de taxes sur les marchés et le bétail. Cette logique de contrôle territorial s’accompagne d’une militarisation accrue avec acquisition de moyens de mobilité autres que les motos et élaboration de stratégies d’attaque plus complexes, incluant le blocus de localités entières.
En Côte d’Ivoire, l’évolution de la menace se traduit par l’utilisation de drones armés, de véhicules blindés volés dans les pays voisins en situation d’instabilité, et l’adoption de tactiques kamikazes. Les groupes attaquent désormais les casernes pour récupérer du matériel militaire et bénéficient de formations aux tactiques de guerre dispensées par des instructeurs étrangers.
Hybridation avec la criminalité organisée et nouveaux corridors
L’économie illicite constitue désormais le socle financier des groupes terroristes. Au Mali et Burkina Faso, le contrôle des zones d’orpaillage permet l’exploitation directe et la perception de taxes, tandis que les réseaux de narcotrafic (cocaïne, cannabis, tramadol), de trafic de migrants et de contrebande transfrontalière (carburant, médicaments) génèrent des revenus substantiels.
En Libye, bien que les groupes terroristes aient été éliminés, persistent des risques liés au trafic de migrants provenant du Soudan et du Tchad, exploités de manière opportuniste. Il persiste également des risques liés aux réseaux de contrebande dont peuvent se servir d’éventuelles cellules dormantes.
Au Ghana, l’orpaillage clandestin impliquerait environ 4 millions de personnes et constitue un risque potentiel de financement du terrorisme, d’autant que la prolifération de drogues (opium) représente un problème national de premier plan.
Nouveaux corridors et zones d’instabilité émergentes
Plusieurs corridors émergents redessinent la géographie de la menace. Le corridor tuniso-algérien (Chaambi, Mghila, Semmama, Ouergha) et le Sud-est tunisien (Ben Guerdane, Médenine, Tataouine) demeurent sensibles en raison de la proximité libyenne et des flux de migrants et de contrebande.
L’expansion côtière se confirme avec une poussée du Nord vers le Sud (Togo, Côte d’Ivoire, Bénin, Ghana) et du Centre vers l’Ouest (Sénégal, Guinée), visant probablement les infrastructures vitales (pipelines, ports, aéroports). La région de Kayes (frontière Sénégal-Mali-Mauritanie) constitue la nouvelle route d’expansion prioritaire.
La zone de trois frontalières Bénin-Burkina Faso-Togo et la région du Liptako-Gourma connaissent une réactivation préoccupante, devenant des « zones grises » où se disputent diverses entités : autorités gouvernementales, séparatistes, groupes d’autodéfense, terroristes et criminels. AMI