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un grain de sable pour secouer la poussière...

Suite et fin de l'entretien à coeur ouvert avec Jemal Ould Yessa

Mardi 18 Juin 2019 - 16:50


Pour lire la première partie cliquez ici



Chezvlane.com :  Quel est votre rapport à la société dont vous recensez les tares avec autant d’acharnement ?


 

Jemal Ould Yessa
Jemal Ould Yessa
Jemal Ould Yessa : Comme des milliers d’autres mauritaniens, je suis le produit de l’esclavage, la fleur de ce fumier ; à cette institution déshumanisante, je dois mon statut d’homme libre, quoique je n’aie été acteur immédiat de la domination. Sans les esclaves, je n’aurais certainement pas appris la musique traditionnelle, la poésie, le savoir-vivre nomade, etc. La régulation actuelle en Mauritanie — répartition inégale des ressources, direction morale, production de valeurs, banques, appropriation du sol, agriculture, commerce, magistère religieux, commandement militaire — découle, d’une façon ou d’autres, de l’ordre ancien dont les deux outils de pouvoir étaient (sont) la force brute et l’administration de l’invisible. Notre sortie de la gangue du passé pour entrer dans l’histoire au présent résume l’essentiel du défi mauritanien. Chez nous, la surdétermination de l’individu par ses ancêtres retarde la libération d’énergies formidables. Il revient aux progressistes de forger puis d’activer une contre-culture de l’objection, du questionnement et de l’irrévérence, pour recréer du sens, s’échapper de l’anachronisme, en somme oser fracasser les tabous, démolir les compromis avariés.

Chezvlane :  Mais, dans le cas des Hratine ou des victimes du passif humanitaire, ne faut-il pas laisser le temps au temps ? 

Jemal Ould Yessa : Le temps ne fait rien, tout repose sur la volonté. La formule que vous citez provient certainement d’une vieille malle de farces et attrapes que sa péremption destine à la moquerie. Concernant la seconde partie de votre question, je vous invite plutôt à dire « passif humanitaire et culturel », puisqu’il s’est agi, dès 1986, de gommer l’empreinte et la mémoire vivante d’un groupe. La tuerie et la déportation ne furent que les effets, guère le noyau du dessein. A propos du début de votre interrogation, je vous concède qu’une fraction croissante des Hratine accède désormais aux diplômes, positions statutaires et centres de décision, bien entendu sous contrôle. Néanmoins, cette dynamique, d’ailleurs timide, trahit la lenteur, en comparaison du fardeau social des injustices. Le fameux « temps au temps » avance, ici, au pas de la tortue. Il y’aurait quelque imprudence à investir dessus.

Chezvlane : En 2015, vous pensiez que l’esclavage et ses séquelles s’effaceraient de la mémoire, quand les maîtres accepteront de donner leurs filles en mariage aux descendants des anciens serviteurs. Etait-ce une boutade ? 

Jemal Ould Yessa :  Non, bien sûr que non. J’assume cette opinion.

Chezvlane : A vos yeux, qui détient, aujourd’hui, la substance invisible du pouvoir en Mauritanie ? 

Jemal Ould Yessa :  Vous vous intéressez sans doute à la matrice de la construction mentale dont résultent les instances de contrôle dans la société. Je vous propose une image, certainement familière : lorsque vous vous promenez dans le pays, il vous arrive, n’est-ce pas, de passer devant une mosquée, entourée de boutiques au maigre étalage ? Eh bien, cette architecture renferme la substance magique de l’idéologie en vigueur depuis le renversement de Mokhtar Ould Daddah. L’affaire Cheikh Ridha résume la maturation du projet et probablement sa faillite.

Chezvlane : Quels symboles faudrait-il ériger, soigner, améliorer dans la Mauritanie d’après Ould Abdel Aziz ? 

Jemal Ould Yessa : Ould Abdel Aziz quitte le pouvoir (verbe à conjuguer au conditionnel de la conjecture), sans avoir tué un opposant ; les services de sécurité ont usé de torture contre les militants de l’IRA et en poursuivent l’usage, parfois létal, dans les commissariats de police. Les noirs s’exposent bien plus aux sévices physiques que le reste de la population. Disons-le, en matière de droits humains, le bilan déçoit, mais Ould Abdel Aziz n’aura pas été le pire des Présidents militaires de la Mauritanie. Malheureusement, il nous laisse (conditionnel de la conjecture toujours) un drapeau sorti d’un accident de teinture et un hymne, probablement brouillon d’une symphonie militaire en Egypte. Par miracle, il épargne la devise de la nation. De surcroît, pour des raisons sombres, il dépouilla les Maures des Ould et Mint qui marquaient leur patronyme. Ces erreurs méritent une correction rapide. Il serait également bienvenu d’arrêter le braquage du souvenir national, goujaterie qui s’obstine à créer de faux résistants contre la colonisation française, tout juste pour complaire à une demande de démocratisation du prestige. Comme partout dans le monde, au sein des peuples soumis, seule une minorité, souvent issue de tous les milieux, se lève en face de l’oppresseur. La Mauritanie de naguère n’échappait à la règle. Il n’est ni convenable ni juste de vouloir dévaluer ce capital symbolique, au prétexte de le répartir équitablement. 

Ainsi, nous appartient-il de cesser l’occultation officielle de Baba Ould Cheikh Sidiya, l’artisan de la Mauritanie moderne, l’auteur visionnaire de l’unité du territoire. Grâce à lui et non aux résistants en armes, le primat de la contrainte s’estompait et les humbles envisageaient enfin un lendemain affranchi de suzeraineté et de tutelle sous la menace. Sa collaboration avec la France coloniale signe l’entrée de la Mauritanie dans la civilisation. Oui, certes, le corps entier n’a pas franchi le seuil ; nous gardons une part de notre être collectif toujours coincée dans le monde lointain de la razzia et la nostalgie de l’anarchie. Le sujet de la résistance nous permet, souvent, d’éluder ce passé d’infamie.

De même, El Hadj Suleiman Bal, Baba, Sidiel Moctar Ndiaye, Mokhtar Ould Daddah, l’esclavonne courbant l’échine sous son faix de fagots, les pendus d’Inal, voici quelques-uns des héros de notre épreuve, à la mémoire desquels nous devons ériger des statues, des stèles, bref, des monuments de reconnaissance. Je sais, les bigots vont crier à l’idolâtrie ; dans leur inculture étirable, ils confondent la sculpture figurative avec un objet d’adoration…

Chezvlane : Pourquoi El Hadj Suleiman Bal ? 

Jemal Ould Yessa : En vertu de sa compréhension humaniste de l’Islam, il abolissait l’esclavage, du moins dans le Fouta Toro, à une époque si peu propice aux élans libérateurs. Même s’il est né sur la rive sénégalaise du fleuve, son influence s’étendait jusqu’à l’intérieur de la Mauritanie actuelle. Son œuvre appartient à notre patrimoine. Hélas, aujourd’hui, nos écoles dédaignent ces figures marquantes. Il faut les restaurer, ne serait-ce que par correction.

Chezvlane : Et vous, vous allez vieillir sans jamais vous faire élire ou occuper de fonction officielle ?

Jemal Ould Yessa : Il n’est pas nécessaire d’être commis de l’Etat pour contribuer au devenir de son pays. Me faire élire, par qui ? J’aurais peine à recueillir le 1 % auréomycine. Quant à se placer dans la posture d’un décideur, je crains de ne trouver employeur. Je me déplace avec mes convictions. Le pays compte une légion de cadres de haut niveau, expatriés ou à l’intérieur dont certains s’impatientent de servir la reconstruction. Pour l’instant, j’occupe une fonction subalterne dans une organisation internationale. Cet asile comporte l’avantage inestimable de gagner sa pitance sans devoir se dédire. N’est-ce pas le luxe ?!

Chezvlane : Pourtant, vous étiez destiné à gouverner, tout vous préparait à cette vocation. 

Jemal Ould Yessa : Détrompez-vous. Beaucoup de Mauritaniens nés dans le pouvoir et gavés de ses mythes ne devraient ressentir la curiosité du commandement ni la faim de notoriété. Il leur sied davantage de se pousser aux limites du cercle, pour laisser leur tour aux parias d’hier. Le pays aspire à l’alternance historique, condition de sa survie. Le temps des héritiers est révolu. La pudeur leur enjoint, je crois, de céder la place.

Chezvlane : Si l’on devait attribuer une qualité à votre profil atypique, accepteriez-vous « patriote » ? 

Jemal Ould Yessa :  Non, je n’ai jamais été patriote. Je préfère la justice aux miens. In fine, en dehors de la fidélité aux racines, la vraie patrie d’un homme juste reste le lieu où il obtient ses droits, vit heureux et bénéficie, gratuitement, de la sécurité pour tous. La Mauritanie n’offre ce minimum à ses citoyens, mais rien n’interdit d’espérer une rémission.

Chezvlane : Quel aurait été, pour vous, le candidat idéal à la Présidence de la république ? 

Jemal Ould Yessa :  Oumar Ould Beibecar ou Abdoul Lo Gourmo, entre autres…

Chezvlane : Parmi vos compatriotes, quel est le politicien de terrain en qui vous avez le plus cru ? 

Jemal Ould Yessa : Incontestablement, Ahmed Ould Daddah, pour sa probité, son sens de l’honneur, sa bonne foi et la régularité de son parcours.

Chezvlane : A votre avis, quel est le plus mauvais profil de Chef d’Etat ?

Jemal Ould Yessa : Sous les tropiques, le choix ne manque, pour le pire, rarement le meilleur. L’offre se limite souvent à des archétypes extrêmes : le sage visionnaire, l’intègre illuminé, le jouisseur sanguin, le cynique pragmatique, l’affamé et le timoré. Des 6 caractères, le deuxième cristallise la probabilité la plus meurtrière. Le premier reste le moins dangereux dans un pays fragile. Des autres, l’on finit par se débarrasser à un prix acceptable.

Chezvlane : De quel livre conseilleriez-vous la lecture au futur Président de la Mauritanie ? 

Jemal Ould Yessa : Ah oui, je recommande « L’homme de cour » de Balthazar Gracian, qui se lit en une après-midi à l’ombre d’un acacia. L’auteur y dénombre les recettes du gouvernement par la raison et l’équité, contrairement au réalisme brutal de Machiavel. Ensuite, pour se prémunir des risques du métier, comme la courtisanerie, la famille, l’orgueil, la tentation et la paresse, tout Chef d’Etat gagnerait à garder, sur sa table de chevet, un exemplaire de « La Tyrannie » de Léo Strauss. Dans les commentaires du dialogue entre le Prince et le philosophe, Xénophon charge le second de veiller sur le premier, par le questionnement sur les avantages et les inconvénients de leurs conditions respectives. Un dirigeant qui s’entoure de ces conseillers avisés ne succombe plus à l’hésitation entre se faire aimer et se faire craindre.

Chezvlane : S’il était question d’une relève politique en Mauritanie, quels noms vous viendraient à l’esprit ? 

Jemal Ould Yessa :  A l’exception de mes compagnons de route, je pense à des profils de probité et de compétence, comme Abdallahi Mamadou Ba, ancien conseiller de Sidi Mohamed Ould Cheikh Abdellahi, l’avocat et député El Ide Mohameden Ould Mbarek, le jurisconsulte et théologien Mohamed El-Moctar El-Shinqiti, l’ancien détenu de Guantanamo, Mohamedou Ould Sellahi ou l’excellent praticien de la médecine, Outouma Soumaré.
 
Chezvlane : Vous venez de passer quelques jours en Mauritanie, quelles images vous ont frappé, interpellé ?

Jemal Ould Yessa : Je ne suis sorti loin de la capitale ; j’ai longé de larges avenues construites en dehors des normes, l’incivisme partout, l’anarchie comme réflexe, l’administration clochardisée, le favoritisme spontané, mais aussi l’humour blasé, la distance face aux épreuves, un fatalisme destructeur et une aversion viscérale à l’ordre, la loi, la géométrie. En revanche, il ne m’a étonnée de voir que la majorité écrasante des prolétaires demeurent des noirs. J’ai cherché, en vain, un domestique un cuisinier, un maçon maure… les subsahariens détiennent, malgré eux, le monopole de la main d’œuvre qualifiée. Du point de vue de la spécialisation professionnelle, le clivage avec les Arabo-Berbères s’aggrave.

Chezvlane : Les Mauritaniens s’apprêtent à élire le Président de la République; Quel candidat soutenez-vous et pourquoi ?

Jemal Ould Yessa : Je ne soutiens personne en particulier ; d’ailleurs, je ne vote, bien qu’inscrit.

Chezvlane : Pourquoi l’abstention ? 

Jemal Ould Yessa : Deux de mes amis, en exil, n’ont pas été admis à l’enrôlement, depuis des années. Aucun ne dispose plus d’un document de l’Etat civil en Mauritanie, leur pays qu’ils ont servi, avec passion, chacun à sa manière. Leurs familles, dont des mineurs, se retrouvent sans papiers. En guise d’hommage à leur endurance, je garde mon suffrage par-devers moi. Au demeurant, je ne suis rassuré de la transparence du résultat, encore moins de l’impartialité de la Commission nationale électorale indépendante (CEI). Certes, le bourrage massif des urnes ne paraît plus possible, une fraude aux marges, si.

Chezvlane : De qui s’agit-il ? 

Jemal Ould Yessa : Mohamed Ould Bouamatou et Mustapha Ould Limam Chafi. J’ajouterai Mohamedou Ould Sellahi, ex-détenu de Guantanamo, acquitté par la justice américaine et rapatrié en Mauritanie, d’où il ne peut sortir, depuis des années, faute de passeport. Je lui exprime, ici, mon entière solidarité.

Chezvlane : Quel conseil consentiriez-vous à Ould Abdel Aziz, le Président sortant ? 

Jemal Ould Yessa : Je lui dirais bonne chance, merci d’avoir renoncé au 3ème mandat et n’oubliez surtout pas que le pouvoir sait vous quitter, cruellement, si vous vous obstinez à l’exercer après l’avoir perdu.

Chezvlane : Quel conseil ponctuel à son successeur ?
 
Jemal Ould Yessa : Je l’engage à suivre, de près, la situation en Algérie et lui suggère de rétablir les relations diplomatiques que son prédécesseur a rompues, pendant son second mandat. La Mauritanie n’a pas besoin d’ennemis. Je réitère ma mise en garde contre le blanchiment d’argent, par nos banques et surtout les agences de transfert de monnaie.  La circulation de monnaie suspecte dans la prison où séjournent les auteurs et complices d’attentats est un secret éventé. Si vous pensez que le monde n’est pas au courant, détrompez-vous. Il vous observe et tiens le compte. Quand le moment de la sanction arrivera, il ne vous resterait plus que les prières et l’argument de la souveraineté.

 
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