
e n’est pas tous les jours que l’histoire se donne à entendre. Mais parfois, elle ne se contente pas de parler – elle crie. Elle tremble. Elle vibre. Ce fut le cas, lorsque le très discret et lettré Sidi Ould Tah, entouré de son équipe de campagne, traversa d’un pas contenu le long corridor qui mène au podium de la Banque africaine de développement. Et soudain, une onde s’élève – stridente, pure, archaïque : une zaghrouda fend l’air des institutions internationales, échappée des lèvres d’une femme mauritanienne au regard droit, dont la gorge vibrait d’une joie ancestrale.
Ce cri, loin d’être une effusion folklorique, fut un acte. Un acte politique. Un acte poétique. Un acte juste. Il ne s’agissait pas simplement de clamer une victoire — encore moins de flatter l’égo d’un homme. Il s’agissait de convoquer, par la voix et le souffle, la mémoire collective de tout un peuple. De rappeler que ce moment n’était pas anecdotique : il était mythique.
Dans l’imaginaire mauritanien, la zaghrouda — ce cri guttural, strié de lumière, émis par les femmes — est bien plus qu’une interjection festive. C’est un archétype sonore : celui de la réjouissance irréductible, née dans les entrailles du désert, là où les mots se taisent et où les gestes prennent le relais du sens. Elle n’est pas seulement un cri de joie, elle est une affirmation ontologique : la femme mauritanienne, même au cœur des tempêtes, exulte.
Les anthropologues hésitent à la classifier : est-elle chant ? est-elle cri ? Elle est tout cela à la fois, et plus encore : une déclaration d’existence.
Ainsi, lorsqu’une femme est répudiée, la zaghrouda retentit non comme une plainte, mais comme une célébration de sa souveraineté retrouvée. C’est un refus sonore de la honte, une orchestration de la fierté. À travers elle, l’oralité féminine renverse la logique du malheur : elle convertit l’épreuve en triomphe, la perte en puissance.
Et voilà qu’en ce jour décisif, dans le marbre neutre et internationalisé de la BAD, la zaghrouda s’invite. Elle déchire le silence diplomatique, rappelle à tous que l’Afrique n’est pas que chiffres et bilans — elle est aussi chair, mémoire, langue. Ce cri n’était pas un incident : c’était un énoncé rituel, un sceau culturel sur un événement historique.
Il disait, sans le dire : voici un des nôtres, un fils du sable et de la patience, un homme qui n’a pas trahi ses racines pour gagner les faveurs du monde. Et cette zaghrouda, à cet endroit, à cet instant, était parfaitement à sa place. Elle complétait l’événement. Elle en était la légende orale. Elle faisait du discours de Sidi Ould Tah — improvisé, mais habité — non pas une simple allocution, mais un rite d’intronisation. À travers elle, c’est toute une généalogie féminine qui l’accompagnait vers le podium.
À l’inverse — mais faut-il le dire frontalement ? — une autre zaghrouda, lancée en d’autres circonstances, lors d’un discours présidentiel à Addis-Abeba, provoqua chez les plus attentifs un discret malaise. Elle semblait survenue comme un éclat d’ego, non comme un appel du cœur. Elle ne surgissait pas du terreau du mythe, mais d’une volonté de marquer le réel, de s’inscrire soi-même dans la trame du moment — et non de s’y effacer.
La zaghrouda n’est pas un ornement. Elle ne se prête ni au décor ni au divertissement. Elle ne peut être convoquée qu’à bon escient, dans la justesse de l’instant et la légitimité du geste. À défaut, elle devient parasite, dissonance, dislocation du sens.
Dans une lecture plus ésotérique, la zaghrouda se rapproche de ces ululations méditerranéennes et sahariennes qui ouvrent les portes du monde invisible. Elle est la voix des ancêtres qui veille, le souffle des mères qui gardent les seuils. Par elle, la victoire prend chair ; par elle, l’histoire devient conte ; par elle, la technique se transfigure en mythe.
A Abidjan, ce n’était donc pas qu’un économiste mauritanien qui parlait. C’était tout un pays qui entrait dans l’institution par la grande porte, précédé non d’un tambour, mais d’un cri de femme — profond, aigu, pur, vrai.
Et les esprits cultivés ne s’y trompèrent pas. Ce n’était pas une dissonance. C’était la note juste.
lecalame