Le Calame : Le président de la République, Mohamed Cheikh Ghazouani, a effectué une visite de travail au Hodh Charghi, début Novembre. Au cours de cette tournée, il a fait quelques déclarations fortes. D’abord sur l’engagement de certains dans une campagne présidentielle avant l’heure ; puis sur l’interdiction formelle, aux ministres et cadres, d’assister à des rencontres à caractère tribal. Qu’en pensez-vous ?
Ahmed Samba : Le président de la République s’est heurté aux conséquences fâcheuses de sa propre politique basée sur le tribalisme, le népotisme et la discrimination, il en paie le prix. Sur le terrain, il a constaté que les populations ne recevaient pas un président de la République, un chef d’État mais quelqu’un qui avait tout simplement de l’influence pour nommer les leurs. Il a dû constater que certains de ses proches nourrissant l’ambition de lui succéder ont mobilisé leurs soutiens pour démontrer leur influence locale. Chacun a instrumentalisé les siens pour demander, en quelque sorte, un soutien à sa candidature. Le président de la République a également remarqué que l’État a disparu devant des intérêts égoïstes d’ordre tribal et clanique. C’est inacceptable dans un État qui se respecte et c’est ce qui justifie peut-être cette poussée de colère. Il est allé même beaucoup plus loin, en proférant des sortes de menace à l’encontre de certains membres de son gouvernement dont des proches ont réclamé ouvertement son soutien à leur candidature à la présidence. La question que l’on se pose aujourd’hui est de savoir comment pourra-t-il cohabiter avec ces ministres. Va-t-il les limoger ou faire comme de rien n’était, ce qui les pousserait à agir à leur guise, à se comporter comme étant soutenus dans leur démarche ? Le constat est que le gouvernement est en crise et doit être restructuré rapidement, pour démontrer que la colère du Président est justifiée. Pourtant, nous avons depuis longtemps mis celui-ci en garde contre la dérive tribale de son gouvernement mais il n’a jamais voulu nous écouter et voilà aujourd’hui qu’il constate les dégâts.
- Au cours de cette visite, on a vu un déploiement de moyens colossaux par des acteurs politiques de la région. Quelle lecture en faites-vous, au moment où le gouvernement dit engager une croisade contre la gabegie ?
- Les Mauritaniens ont été choqués par le comportement et l’attitude des ministres et hauts cadres du parti INSAF ; ils ont exhibé, devant le Président et le peuple mauritanien, les résultats du pillage des ressources de l’État. Ce faisant, ils ont défié le Président dans son combat contre la gabegie/corruption… si tant est que cette lutte soit franche et sincère. Comment des cadres dont les salaires ne peuvent couvrir de tels besoins se permettent-ils de mobiliser des centaines de voitures 4x4, de citoyens, de chameaux ? Si le Président est sincère dans son combat, il doit, aussitôt rentré à Nouakchott, lancer des audits autour de ces hauts cadres chargés de gérer les deniers publics car ceux-là l’ont bel et bien défié en exhibant, sous ses yeux, ces moyens colossaux. Le président de la République doit prouver aux Mauritaniens que la croisade qu’il a engagée contre la gabegie est sincère. Personnellement, je ne le pense pas et voudrais qu’il commence par lui-même, en ce noble combat : comment peut-il effectuer une visite au Hodh en faisant dépenser des milliards d’ouguiyas alors qu’on constate, partout, un manque criant de salles de classes et d’autres infrastructures de base ? Cette visite vient démontrer l’hypocrisie du pouvoir et le manque de sérieux des politiques proclamées. La visite au Hodh a prouvé que lutter contre la gabegie est une forte demande des Mauritaniens : le Président doit l’éradiquer… ou il en paiera le prix. Alors que leur pouvoir d’achat continue à dégringoler et que les infrastructures de base (santé, éducation, routes…) demeurent de piètre qualité, les populations ne vont plus accepter que de véreux responsables chargés de gérer les deniers publics les pillent en totale impunité. Le président de la République doit assumer ses responsabilités.
- Revenons un peu sur la lutte contre la corruption. La Cour des comptes a publié son rapport pour la période 2022-2023. Il révèle de graves dysfonctionnements et anomalies dans la gestion de certains secteurs. On parle même de quelques centaines de milliards portés disparus. Quelle est la réaction de l’inspecteur des finances que vous êtes ?
- Je ne suis plus inspecteur général des finances : on m’a demis de cette fonction lors de mon emprisonnement.
Pour revenir à votre question, la Cour des comptes a effectivement révélé la situation particulièrement préoccupante, pour ne pas dire alarmante, du niveau de la gabegie dans notre pays. Cela peut paraître surprenant pour un citoyen lambda mais pas pour le spécialiste en finances publiques que je suis et, en tant qu’ancien inspecteur général des finances, cela ne me surprend guère. Au cours de ma carrière, j’ai eu à constater que la gabegie minait le pays. Elle sape et détruit tout. Elle est devenue le sport national des fonctionnaires : gabegie financière, administrative, foncière… Ce que la Cour des comptes a révélé n’est rien par rapport à l’ampleur des dégâts causé par la corruption dans le pays.
Le rapport n’a couvert que quelques départements ministériels, établissements publics et parapublics, n’a concerné qu’un seul exercice… et n’en a pas moins révélé un faramineux montant disparu ! On imagine bien le désastre si le rapport avait couvert l’ensemble des départements ministériels et tout le reste des établissements publics : un véritable scandale ! L’opinion mauritanienne aurait, alors, compris pourquoi le pays n’arrive pas à se développer : pourquoi nous manquons d’infrastructures fiables ; pourquoi l’enseignement reste si médiocre ; pourquoi nos hôpitaux ne fonctionnent pas ; pourquoi le nombre de chômeurs ne cesse d’augmenter ; pourquoi notre monnaie est de plus en plus faible ; pourquoi les prédateurs de deniers publics se tapent des villas en Espagne, au Maroc, en France, en Turquie et à Dubaï… alors que la majorité de leurs compatriotes croupissent dans la pauvreté. En somme, pourquoi notre pays reste classé, en dépit de son immense potentiel, parmi les pays pauvres très endettés… La situation est très préoccupante, dangereuse même, et, si des mesures draconiennes ne sont pas prises, c’est l’avenir du pays qui est en jeu. Les auteurs de la gabegie doivent être extirpés de toutes les sphères de l’Administration et des établissements publics.
- Suite à la publication dudit rapport, le gouvernement a décidé de sanctionner les auteurs de ces dérives. Ces mesures vous paraissent-elles suffisamment dissuasives ?
- La décision du gouvernement qui a conduit á démettre les personnes épinglées par la Cour des comptes avait suscité un espoir chez les populations mais elles ont dû très vite déchanter, parce que la majorité des personnes ainsi accusées ont été élargies avant même d’être présentées à la justice. Et, comme pour ranger au placard cette guerre contre la gabegie avant même qu’elle ne voit le jour, le gouvernement fait véhiculer, de manière hypocrite et foncièrement malhonnête, la rumeur disant son accord avec les victimes du passif humanitaire sur le versement de 26 milliards d’ouguiyas à titre de dédommagements. Histoire de diviser l’opinion nationale unanime sur la nécessité de combattre la gabegie : en véhiculant cette rumeur, le gouvernement tente de détourner les gens des graves révélations du rapport de la Cour des comptes.
La question du passif humanitaire a trop divisé les Mauritaniens, alors qu’elle devrait les unir tous, contre les génocidaires criminels qui ont ensanglanté notre nation toute entière ! Ce drame perpétré contre notre peuple par l’État – qui protège lui-même ces criminels qui ont meurtri notre patrie… –, le gouvernement le brandit de façon cynique, á chaque fois que le peuple est unanime sur une question donnée, pour nous diviser en Haratines, Maures, Pulaars, Soninkés et Wolofs. C’est de la mauvaise foi, une manœuvre dilatoire, comme toujours, pour détourner l’attention des Mauritaniens dans les périodes délicates, en les divisant dans des querelles sans fin. Les victimes des évènements ne demandent pas de l’argent pour oublier ou pardonner, ils réclament leur dignité, le respect de leurs morts. C’est aussi, pour nous les autres, une justice à restaurer, parce que l’assassinat d’un mauritanien concerne tous les Mauritaniens : beïdanes, haratines, pulaars, wolofs ou soninkés. Je me considère victime du passif humanitaire dans la mesure où un quelconque autre mauritanien en est victime. Je considère donc que nous sommes tous victimes du passif humanitaire et que ce douloureux dossier doit être réglé sérieusement ; pas à la sauvette, ainsi que s’y emploient les autorités méprisant les victimes de cette tragédie ; ce n’est pas une question d’argent mais de dignité, ce sont des vies humaines qui ont été lâchement perdues, ce sont des soldats en tenue sous le drapeau qui ont été pendus, exécutés manu militari ; des jeunes à la fleur de l’âge, des pères de famille, des hommes d’affaires et cela ne peut être balayé d’un revers de main : nous avons besoin de savoir la vérité sur les bourreaux, les donneurs d’ordre et sur les tombeaux, pour pouvoir enfin envisager le pardon.
- La question de l’identité haratine alimente les débats depuis quelque temps. Partagez-vous l’avis de ceux qui la trouvent sans objet ?
- C’est à la fois une question sérieuse et futile. Certains l’utilisent en question d’unité nationale qu’il faut traiter à sa juste mesure ; d’autres l’abordent avec démagogie, pour diviser la population mauritanienne en différentes composantes ; alors que, pour nous, l’objectif est de transcender justement ces clivages ethniques et réunir ainsi les Mauritaniens au-delà de leur diversité. Nous devons tendre vers une véritable citoyenneté : c’est cela qui est utile pour un pays. Si les traits physiques des Haratines sont noirs, comme ceux des négro-africains, ils sont de culture arabe et africaine, de par leurs signes vestimentaires, leurs musiques, leurs plats, leurs danses, comme on trouve également des traits de culture arabe : dialecte hassaniya, tente, chameau, poésie, etc. Comme on le voit, le Hartani est un véritable creuset de la Mauritanie, il constitue une jonction entre les composantes de ce pays. On n’est pas hartani parce qu’on est seulement négro-africain, on n’est pas hartani parce qu’on est strictement arabe. Nous sommes haratines parce que nous sommes arabes et négro-africains à la fois. Les Haratines incarnent ainsi la mauritanité dans sa quintessence : la rencontre entre la culture arabe et la culture africaine.
- Le coordonnateur du dialogue a remis, il y a quelques semaines, son rapport au président de la République, marquant ainsi la fin de la phase préparatoire du dialogue. Que pensez-vous de l’opportunité de cette conférence ? Avez-vous été convié aux concertations ?
- Le dialogue est en soi, une bonne chose, si tant est qu’il vise à régler sérieusement les problèmes du pays, ce qui me semble-t-il loin d’être ce que l’on voit en gestation et qui ressemble beaucoup aux précédents que nous avons connus : des manœuvres pour servir les intérêts des gouvernants, chercher à rester le plus longtemps au pouvoir et détourner les biens publics... Je ne vois aucun sérieux dans ce que fait le gouvernement pour organiser un dialogue crédible. Celui qu’on prépare n’est pas dans l’intérêt du pays et je n’en attends rien du tout.
- Votre engament politique vous a valu la prison où vous avez passé quelques mois. Quelles leçons en avez-vous tirées ?
- Je m’étais toujours attendu à aller en prison. D’ailleurs, ce n’est pas la première fois dans ma vie : je fus déjà embastillé pour avoir mené une grève alors que j’étais jeune étudiant à l’Université de Nouakchott. On m’a expédié à Boumdeïd en 1997. Donc ce n’est pas une première expérience et je m’attends à aller en prison tous les jours, pour le combat que je mène contre, entre autres, la gabegie, les injustices, le racisme, le népotisme, le tribalisme… ; en somme, contre tout ce qui peut entraver le développement de mon pays. Je n’ai pas peur d’aller en prison pour des causes justes. Si l’on choisit de se battre pour faire changer les choses, de faire évoluer son pays vers le bien-être, le vivre ensemble et l’équité, on doit s’attendre à être emprisonné, parce qu’on a à faire à un régime dictateur dénué de tout respect envers la liberté d’opinion.
- On assiste depuis quelque temps à la montée du discours haineux, de dénonciation de l’injustice, d’exclusion. Certains acteurs politiques n’hésitent pas à épingler un «racisme d’État ». Comment la Mauritanie, une République Islamique en est arrivée là ?
- Ce vous décrivez est écœurant, je ne peux pas imaginer que, dans un pays qui se dit musulman, on laisse s’instaurer des injustices aussi criantes que celles qu’on voit se dérouler sous nos yeux, aux coins de nos rues et partout ailleurs. Le pays est non seulement malade de la gabegie/corruption mais il est aussi gangrené par les injustices, sources de frustrations. Nous sommes dans un pays où sévit toutes sortes d’injustices, racisme d’État et passif humanitaire…
Quand tu parles de ce passif, tu constates qu’il ne concerne qu’une seule couche de notre population ; quand tu lorgnes du côté du collège des hommes d’affaires, tu notes qu’il est composé uniquement d’une seule autre couche de population et quand tu te penches sur le gouvernement, tu constates qu’il est composé, de façon pérenne, à plus de 70% de gens de même couleur... Vous ne trouvez pas d’écoles d’excellence dans les villages et grands centres adwabas ni dans les quartiers précaires de Nouakchott. Et si, d’aventure, elles sont construites à Sebkha, El Mina ou Riyad, elles sont envahies par les enfants des nantis de Tevragh Zeïna. Ce sont là des réalités et injustices criantes de ce pays. C’est extrêmement grave et même dangereux.
On en est aujourd’hui à avoir des quartiers habités presque exclusivement de populations noires ; et d’autres, presque totalement peuplés d’habitants blancs. C’est nouveau, ça : dans les années quatre-vingt, on avait des quartiers mixtes où se brassaient toutes les composantes du pays, alors qu’aujourd’hui, certains quartiers ne sont occupés que par une seule tribu. C’est vous dire combien la situation est dangereuse. On doit arrêter ça, n’empruntons pas le chemin sur lequel s’est engagé le Soudan ! Il faut faire régner la justice, répartir équitablement les dividendes tirés de nos ressources nationales, non pour enrichir une tribu ou une composante ethnique. L’islam condamne de telles pratiques, les musulmans doivent s’en départir et se conformer à l’instruction divine qui stipule que tous les hommes sont égaux en droit et en dignité.
Propos recueillis par Dalay Lam
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M. Ahmed Samba, président du parti politique Al Adel (EC) : ‘’La gabegie mine le pays. Elle sape et détruit tout’’